Présentation du projet

En matière de financement de la transition énergétique et écologique nous observons une contradiction persistante entre des porteurs de projets qui déplorent l’absence de financement, et les investisseurs l’absence de projets (Cohen et al. 2018). Le projet INTEERface s'intéresse donc à l'articulation entre l’offre et la demande de financements, entre investisseurs (publics) et investis, et aux conditions économiques et sociales qui sous-tendent une rencontre "durable".

Depuis la signature des accords de Paris, le secteur financier a accru sa mobilisation en faveur de la Transition Ecologique et Energétique (TEE) de nos économies. Sur ce front de la finance climat, les investisseurs publics français, jouent un rôle moteur, en France et à l’échelle globale, en terme de volume de décaissement ; de promotion de « bonnes pratiques » et d’innovations (charte des investisseurs publics français, obligations vertes) ; et d’« effet levier » vis-à-vis des investisseurs privés.

Ce projet s’intéresse au rôle des investisseurs publics français dans le financement de la TEE en France en se focalisant sur les deux principales institutions financières publiques de développement (Boudet 2013) : le groupe Agence Française de Développement (AFD) et le groupe Caisse des Dépôts et Consignation (CDC)[1]. Depuis 2015, chacune a adopté une « politique climat » en faveur de la TEE laquelle s’est traduite par des objectifs de décaissement chiffrés et la promotion d’instruments financiers dédiés (ex. prêts verts à l’AFD et la BPI)[2].

Malgré ces efforts, le dernier panorama des financements climats (I4CE 2018) pointe un déficit de 10 et 30 milliards pour atteindre les objectifs climat et énergie fixés au niveau national. Il est donc urgent d’identifier les facteurs de blocage, notamment du côté des acteurs et des instruments de l’intervention publique, pour mieux les dépasser et accélérer la TEE.

Lorsque l’on regarde de plus près le travail des investisseurs publics, ceux-ci sont tous confrontés à la même difficulté : trouver des projets rentables et qui aient un impact positif pour la TEE. Ce problème est antérieur à l’émergence de la finance climat puisque la finance pour le développement et ses opérateurs (Banque Mondiale, AFD) y sont confrontés de longue date (Hoeser 1998 ; Finnemore 1997). Pourtant, la rationalisation de la gestion des risques au sein des institutions financières publiques (Ducastel 2019) semble accroitre l’aversion à l’égard des projets les plus risqués et/ou de long-termes (EU High-level expert group on sustainable finance 2018) limitant de facto leur capacité à financer la transition. La conséquence, c’est que « les porteurs de projets déplorent l’absence de financement, et les investisseurs l’absence de projets » (Cohen et al. 2018, p.5).

La problématisation par l’offre, c’est à dire comment passer « from billions to trillions », domine les débats nationaux et internationaux et cadre les solutions politiques. Ainsi, la promotion des instruments de « blending » cherche par exemple à renforcer l’effet levier des fonds publics vis-à-vis des investisseurs privés pour accroitre les volumes globaux de financement (Benn, Sangaré & Hos 2017 ; Blended Finance Taskforce 2018). Les instruments de financements de la TEE sont donc conçus prioritairement en fonction des besoins des investisseurs - en matière de risques et de rendements, et sans tenir compte de la demande. Aussi, les conditions effectives d’émergence des projets pour la TEE d’une part, les ressorts et les modalités de leur (non) financement d’autre part demeurent impensés dans cette approche. A notre sens, c’est cette « coupure aux territoires » (Theurillat et al 2017) d’une industrie financière réticulaire qui explique les blocages et le discours contradictoires entre investisseurs et « investi » [3] (Feher 2017). Il est primordial aujourd’hui d’adopter une stratégie qui tienne compte des besoins et des contraintes des investisseurs, des investis et de l’intermédiation entre les deux.

Nous inscrivons notre projet dans cette perspective, selon laquelle les limites et blocages au financement effectif de la TEE ne sont pas tant à rechercher du côté de l’offre de capitaux, particulièrement dans une période où les liquidités disponibles n’ont jamais été aussi abondantes à l’échelle mondiale, mais dans la mise en relation et l’articulation entre l’offre et la demande de financements, entre investisseurs (publics) et investis.

Pour tester cette hypothèse, notre projet traitera la problématique suivante : quelles sont les conditions de rencontre et d’articulation efficaces entre l’offre des investisseurs publics pour la TEE d’une part, la demande de financement émanant des territoires d’autre part? 

Pour répondre à cette problématique, nous décrirons et analyserons la rencontre entre les investisseurs et les investis à travers le processus de construction et de régulation des circuits financiers[1] publics[2] dédiés à la TEE dans deux régions spécifiques et particulièrement ambitieuses en matière de politique climat : l’Occitanie et la Guadeloupe.

L’approche par les circuits financiers se donne comme objectif de comprendre les relations sociales sous-jacentes à la circulation du capital. Un circuit financier repose sur l’enchâssement d’échanges stabilisés et d’interdépendances entre une pluralité d’acteurs insérée dans des territoires et des champs professionnels multiples et dispersés en vue de valoriser le capital à partir d’un sous-jacent spécifique (Ducastel 2016). L’I4CE identifie par exemple trois groupes d’acteurs qui structurent les circuits financiers pour la TEE : les détenteurs de capitaux, les intermédiaires financiers et les porteurs de projets (I4CE 2017).

Nous souhaitons mener un travail approfondi de cartographie des circuits, notamment en amont des porteurs de projets, d’une part, mais surtout étudier et comprendre les facteurs (économiques, sociaux et politiques) qui sous-tendent et structurent la mise en relation puis les échanges sur le long-terme entre ces acteurs d’autre part. En plaçant la focale sur l’interface entre investisseurs et investis, notre projet sera en mesure d’identifier les facteurs de succès et de blocage dans la construction et la stabilisation des circuits financiers pour la TEE.

Pour analyser la « tuyauterie » et la matérialité des circuits financiers publics pour la TEE, nous adopterons une « approche par le bas » ou ascendante. Premièrement, nous souhaitons « territorialiser » l’analyse de la finance climat en partant des projets de TEE « observables » dans nos deux régions d’étude, à la fois les projets qui se sont arrimés à un circuit financier mais aussi ceux qui n’ont pas (encore) aboutis. Pour cela, nous mobiliserons à la fois des méthodes quantitatives (analyse statistique multidimensionnelle) pour cartographier, quantifier et classer les circuits existants dans les régions, et des techniques d’enquête qualitative (entretiens, observations) pour étudier les mécanismes qui permettent ou entravent la construction et la régulation de ces circuits.

Deuxièmement, notre approche se veut « par le bas » également parce que nous ambitionnons de coproduire des connaissances et des recommandations avec les parties-prenantes de ces circuits - les investisseurs comme les investis, à partir de leurs expériences et de leurs savoirs. En ce sens, nous mobilisons aussi des techniques d’enquête participatives dans le cadre de groupes de travail et de réflexions collectives. Pour animer ces ateliers, nous produirons des supports dédiés au fil de l’enquête (ex. extraits vidéos des entretiens et des visites de terrain).

La région constitue l’échelon d’analyse pertinent pour deux raisons : d’une part, les investisseurs publics y organisent leur activité territoriale via leurs directions régionales ; d’autre part, les régions sont des collectivités particulièrement dynamiques dans le cadre de la territorialisation des politiques publiques d’adaptation au changement climatique[3]. Les régions Occitanie et Guadeloupe sont deux régions contrastées sur le plan des écosystèmes, des structures politico-administratives et du contexte socio-économique.

                   Ecosystèmes Politiques publiques/objectifs pour la TEE Structures politico-administratives Contexte socio-économique
Occitanie Climat méditerranéen Devenir la première région européenne à « énergie positive »[4] Fusion de deux régions « Polarisation métropolitaine » (Halbert 2013)
Guadeloupe Climat tropical Autonomie énergétique à l’horizon 2030 DROM « Petite économie insulaire » (Crusol et al. 1988)

En comparant comment la finance climat « atterrit » différemment dans ces deux régions contrastées, nous testerons et affinerons l’hypothèse de la coupure aux territoires des investisseurs publics. En effet, au-delà du constat général de la distance entre investisseurs et investis, il est important de saisir et de comprendre la diversité des formes de leur (non) rencontre, notamment en fonction des ressources et de l’ « épaisseur institutionnelle » propres à chaque territoire.

Afin de favoriser la montée en généralité de notre enquête, les résultats tirés de nos deux régions d’étude seront mis en perspective par rapport aux dynamiques observées dans d’autres régions en France et en Europe, mais aussi par rapport aux résultats du panorama des financements climat de l’I4CE. Par ailleurs, nous nous appuierons sur les outils méthodologiques et épistémologiques, propres aux sciences sociales (Passeron & Revel 2005), qui permettent de monter en généralité à partir d’une étude de cas singulière.

[1] Ou « climate finance value chains » (I4CE 2017)

[2] Dans ce texte, les « circuits financiers publics » renvoient spécifiquement aux circuits dans lesquels les institutions financières publiques (AFD et CDC) sont engagées.

[3] Notamment dans le cadre de la préparation des Plan climat-air-énergie régional.

[4] Il existe par ailleurs en Occitanie un tissu d’acteurs économiques et scientifiques autour des énergies renouvelables : pôle de compétitivité DERBI, le laboratoire PROMES, etc.

[5] A travers l’action de ses deux principaux « bras armés » : BPI France et la Banque des territoires.

[6] AFD, Financer l’action climat, 2017 ; CDC, La Caisse des Dépôts accélère sa stratégie bas-carbone, 2018. 

[7] Selon Michel Feher, la catégorie des « investis » englobe l’Etat et les collectivités, les entreprises et les ménages qui sont tous engagés dans une relation de crédit avec les investisseurs.